Histoire

C'est bien fait pour toi. A quoi tu t'attendais, Hanna? Ce type, c'est une belle enflure, et ce n'est que maintenant que tu t'en rends compte? T'aurais dû t'en douter depuis longtemps. Mais vu qu'il avait une belle gueule et qu'il t'a promis la lune, ça t'a suffi à toi, pas vrai? Devenir une étoile du cirque le plus prestigieux de Moscou, laisse-moi rire. Il t'a bien roulé en te faisant croire des conneries pareilles, qu'il était capable de t'obtenir ça rien que pour tes beaux yeux. Tu rêvais d'un sommet que tu n'as jamais atteint, bercée par ce que tu voulais entendre. Tout n'était qu'une question de temps, qu'il te répétait. Alors pendant quatre ans, t'avais continué d'espérer que la gloire te tomberait dessus et que tu ne serais plus une vulgaire saltimbanque exploitée par l'amour de sa vie.

On n'avait que dix-sept ans quand on est parties de chez nous comme des voleuses, pour rejoindre ce pauvre type dans sa caisse minable et rouler jusqu'à la capitale. Papa et Maman nous aimaient, ils n'ont pas mérité qu'on les laisse comme ça. C'est moi ou eux Matilda, fais ton choix. Rien de tel qu'un chantage affectif pour me pousser à te suivre. Tu le savais, tu savais que ce choix était infaisable, inimaginable. C'était tellement facile de me manipuler, tu l'avais appris à tes dépends. Et mon avenir, mes choix, mon ressentiment par rapport à tout ça, t'en fais quoi? J'aurais pu rester, te laisser partir avec ce minable et débuter ma propre carrière au conservatoire. Mais c'est vrai, j'oubliais, il n'y a que toi qui t'importe, toi et ton foutu cirque.

Quand je vois les larmes couler sur le visage de ma sœur, la haine me gagne et les pensées fusent dans ma tête. Si seulement je pouvais lui cracher tout ça à la figure, une bonne fois pour toute, ça me libérerait de cette fichue boule logée au fond de ma gorge. Mais, les mots ne sortent pas, comme ils ne sont pas parvenus à sortir quand elle m'a annoncé qu'on prenait le premier vol pour Boston, qu'on abandonnait tout, que c'était fini. Et pourtant j'en mourrais d'envie, tout comme j'en meurs d'envie maintenant. Je meurs d'envie de lui dire que je le hais, je la hais pour avoir gâché 4 années de ma vie et compromis mon avenir pour quelque chose qui n'en valait pas la peine. Je lui en veux de devoir la suivre à nouveau, et moi je m'en veux de lui avoir laissé prendre le choix de trop. Mais, jamais ça ne sortira, parce que je ne dis jamais rien, comme d'habitude je suis aphone. Peut-être bien aussi parce que je ne peux pas m'y résoudre. Ça me fait comme un choc électrique de la voir, là, si vulnérable, pleine de désillusion. Je ne la reconnais pas, ma sœur, ma jumelle. Alors peu à peu la colère fait place à la peine qui se mêle à la sienne et ma main vient se loger dans la sienne. Je sens qu'elle répond à mon étreinte en repliant ses doigts et contre toute attente elle vient rompre le silence de mort qui régnait depuis une bonne heure.

- Tu le savais, pas vrai?
- Quoi donc?
- Que ça allait merder.

Comme face à un miroir, mes yeux se posent un court instant sur les siens. Inutile de lui répondre, car son ton sans appel laisse à deviner qu'elle tout comme moi connaissions bien la réponse. Je dérive finalement sur le hublot et le ciel bleu à perte de vue, et me laisse bercer par le ronron du moteur de l'avion, si bien que je sens à peine sa main se détacher de la mienne.