Histoire

 

You said move on, where do I go ?

 Pastra. Perdue dans les montagnes, là où les ours, les loups, les lynx et autres règnent en maîtres, dans une des immenses réserves naturelles qui parsèment les hauteurs. Moins de deux cent habitants, des moutons, des animaux sauvages, la vie de village. La pluie, une constante à laquelle tous sont habitués, la fraîcheur, le tout créant un environnement tout de vert et de mousse. Un grand frère, deux parents aimants. Famille normale, tranquille et chaleureuse. Ni Kamen ni Iskra ne craignent la montagne, fascinés par leur environnement, passant leurs heures libres à explorer le monde qui les entoure, enthousiastes. Kamen aime les loups si différents des chiens de berger. Iskra préfère les vautours qui tournent autour des carcasses des moutons morts, s'assoit dans les prés et les observe dévorer la chair morte. Leur odeur ne la gêne pas; elle aime l'envergure de leurs ailes, la courbe de leurs serres, la puissance de leurs becs, la lueur dans leurs yeux. Elle est fascinée par les vautours moines tout de brun et de gris, hypnotisée par les gypaètes aux yeux infernaux qui brisent les os sur les rochers pour mieux les manger. Une part d'elle tremble en leur présence, frémit devant leur sauvagerie toute de contrôle faite, une autre part admire leur puissance et leur élégance, tout en elle résonne de l'envie de pouvoir les approcher davantage, les toucher, s'imprégner de leur liberté. Elle voudrait être l'un d'eux. Kamen comprend, vaguement. Les rares loups qu'il a pu voir, bien en sécurité chez eux, ont éveillé en lui le même désir. C'est là leur seul point de contention avec leurs parents; eux sont des animaux domestiques, heureux dans leur sédentarité et leur territoire connu. Leurs enfants sont des prédateurs, épris de liberté, jamais aussi heureux que lorsqu'ils ont un but à atteindre, une information à traquer. La chasse leur est interdite ? Ils chassent autrement. Chassent la connaissance. Pastra est trop étroite pour eux, telle est la triste vérité qui se fait chaque jour plus évidente.

L'année scolaire est rythmée par les cours et les longues balades avec son frère, par les livres qu'ils dévorent et les heures passées assise à observer les rapaces. Les vacances se cristallisent en un mot, un nom: Dragomir. Dragomir et son léger accent qui persiste quoiqu'il arrive même si il se défend en riant de ne parler qu'anglais lorsqu'il est tout là-bas, à Boston où ses parents vivent. Pour lui Pastra est une parenthèse, Kamen et elle le savent. Mais il reste Dragomir, avec ses sourires et ses rires, avec sa passion pour les ours aussi dévorante que les passions des deux enfants Tifonov, avec ses membres trop longs et malhabiles d'adolescent qui la font rire aux éclats chaque fois qu'il trébuche pendant qu'il boude et promet de se venger lorsque ce sera son tour. Il est déçu, le moment venu, de voir qu'elle ne s'emmêle pas les membres, croissance trop régulière pour ça. Kamen ricane dans son coin. Scènes habituelles qui tirent des sourires attendris à leurs parents. Rien de grave à ce que le trio reste inséparable en dépit des années et de la distance, rien de grave aux gestes affectueux de plus en plus fréquents entre Iskra et Dragomir, semblables à des gestes réflexes. Ils n'ont que quinze et dix-sept ans, l'affection d'Iskra est normale, elle semble toujours trop intense, trop pleine d'émotions, et Dragomir... Dragomir a le temps de rencontrer quelqu'un de l'autre côté de l'océan. C'est juste l'amitié entre eux qui cause leurs sourires lumineux en se voyant, les câlins qui durent un instant de trop. Ils se font des idées. Comme si l'américain qui ne connait de la Bulgarie que les vacances à Pastra et la gamine aux yeux aussi perçants que ceux des rapaces qu'elle aime tant pouvaient s'aimer. Ce ne sont que des enfants. Ils ne connaissent rien à la vie. C'est la réalité, Pastra, pas un conte de fées. Iskra continuera ses études, deviendra peut-être fauconnière comme elle en rêve, ou garde-chasse, mais elle restera en Bulgarie. Kamen fera peut-être de brillantes études, réussira peut-être un jour à être responsable d'une des réserves naturelles du pays, sa sœur sous ses ordres. Mais il restera en Bulgarie. Dragomir trouvera le moyen de travailler avec les ours. Mais il sera aux États-Unis. Aveuglement de parents qui veulent laisser leurs enfants rêver, mais pas trop haut, pas trop loin.

L'aveuglement doit bien cesser un jour, et la demande de Dragomir est une manière comme une autre d'y mettre fin. Le monde de Dragomir se résume à Iskra et aux ours comme le monde d'Iskra se résume à Dragomir et aux rapaces. Qu'importe qu'elle n'ait que vingt et un ans, qu'importe que lui n'en est que vingt-trois, ça ne les empêche pas de se marier. Kamen et sa femme rient tous deux en les accompagnant à l'aéroport qui leur permettra de partir bâtir leur vie à Boston. Tout est déjà arrangé. Aurore le hibou des marais dort, preuve vivante qu'Iskra peut s'occuper d'un oiseau de proie. Un entretien à Stone Zoo l'attend à son arrivée. Étrange cadeau de mariage aux yeux de beaucoup, mais infiniment plus précieux pour elle que n'importe quel objet qui aurait pu leur être donné. Dragomir est juste enthousiaste à l'idée qu'elle puisse travailler avec lui. Qu'importe qu'ils ne puissent pas encore vivre à Stoneham même, doivent résider chez les Chilikov le temps de pouvoir louer une maisonnette près de leur lieu de travail. Qu'importe qu'un soigneur et une fauconnière ne gagnent pas des mille et des cent. Cela ne les empêche pas de dire au revoir aux parents de Dragomir au bout de quelques mois pour se rapprocher de leur zoo. La chasse aux connaissances qui a dominé la scolarité d'Iskra lui est utile désormais; elle a certes un accent marqué, mais elle peut communiquer, et progresse davantage chaque jour. Il y a bien des piques, des remarques, sur ses cheveux qu'elle refuse de couper, sur son sexe, mais elle se forge une carapace, se force à rire face aux commentaires désobligeants jusqu'à ce que l'hilarité devienne sa réponse par défaut, automatique et réelle en dépit de son cœur qui ne manque jamais de se serrer et de laisser échapper quelques larmes blessées que nul n'est autorisé à voir hormis Dragomir. Elle n'a que vingt-deux ans, elle est autorisée à se reposer sur son époux.

Et le temps passe, le couple déménage dans un lieu plus grand, fait des projets, commence à parler d'avoir des enfants. Iskra a vingt-quatre ans et a fait sa place au zoo même si les remarques fusent toujours occasionnellement, moins piquantes maintenant qu'elle y répond, comme un langage que ses collègues et elle partagent. Pourquoi ne pas en profiter, pourquoi ne pas fonder une famille tant qu'ils sont encore jeunes ? Dragomir a gravi quelques échelons vers son rêve, est affecté aux ours qu'il aime tant désormais. Ils peuvent vivre décemment même s'ils ont un enfant, lui offrir une éducation correcte, une enfance heureuse. Il suffira de limiter les visites à Pastra et à Sévéren Djendem. Les parents d'Iskra et Kamen comprendront. La décision est prise.

A ce jour, Iskra ne comprend toujours pas la suite des évènements. Un mois de répit, un mois à travailler et voir leurs amis et se perdre dans les bras de l'autre. Et le soir, ce soir où ils devaient aller dîner chez des collègues, où Dragomir est rentré plus tard que d'ordinaire après s'être arrêté acheter une bouteille de vin, où elle est sortie sur leur porche, déjà prête. Elle ne se rappelle de rien de ce qui s'est passé pendant la journée. Pour elle, le 9 octobre n'est plus que crissement des freins sur l'asphalte, son déchiré de sa voix qui hurle en vain le nom de Dragomir, visage pétrifié par la terreur de Dragomir alors qu'il tourne la tête et tente en vain de rouvrir la portière, de se réfugier dans la maigre protection de la voiture. Rouge rouge rouge, rouge du camion, rouge sur la voiture, rouge sur la route, rouge qui s'échappe de Dragomir piégé entre le camion et la voiture, trop fragile, trop pâle, trop brisé. Mort sur le coup, il paraît. Iskra ne sait pas si elle les croit. Iskra ne se souvient pas. Iskra ne se souvient que de sa gorge douloureuse d'avoir trop crié, de ses yeux brûlants d'avoir trop pleuré, de ses doigts ensanglantés de s'être rongé et rongé les ongles dans les nuits qui suivent. Iskra ne se souvient que du goût atroce du charbon qu'on lui a donné à l'hôpital après qu'elle ait essayé de rejoindre son mari. Et du blanc de l'hôpital psychiatrique où ses beaux-parents l'ont faite enfermer, le temps qu'elle se remette, le temps qu'elle fasse son deuil. Ils ont perdu un fils, doivent faire leur deuil eux aussi. Pas veiller en permanence sur leur belle-fille aux grands yeux vides de vie lorsqu'ils ne brillent pas d'une détermination presque maniaque.

Quatre mois entre les murs, quatre mois à ingérer les cachets avec obéissance et sombrer dans un sommeil médicamenteux, à suivre bien gentiment la thérapie. Et enfin elle sort. Déménage dans un minuscule appartement, se réfugie dans les pulls, les chemises, les teeshirts de Dragomir qui perdent longtemps son odeur et qu'elle asperge de l'eau de Cologne qu'il mettait quand il n'était pas au travail, avant de simplement son parfum à elle par le sien, en mettant sitôt rentrée chez elle avant de passer un des grands sweats, de se donner l'illusion l'espace d'un instant qu'il est toujours là. Elle tourne en rond dans l'appartement pendant la nuit, lit, regarde la télé, va courir, fait le ménage de façon compulsive, s'écroule une ou deux nuits par semaine sous la fatigue et recommence, le cycle sans fin. Elle ne veut pas de médicaments, s'épuise pour pouvoir sombrer quelques heures. Les jours se mêlent; les rapaces et les sourires des enfants les seuls choses dont elle prend la peine de se rappeler. Une distance s'installe entre elle et le reste du monde. Elle lui plaît. Le temps passe, rythmé par les serres sur ses bras, les yeux émerveillés, les nuits sans sommeil.

Et un cirque arrive. Noah's Arc Circus, un cirque à la réputation magique. Elle s'y laisse entraîner, par curiosité. C'est beau, effectivement, mais... elle ne sait pas. Elle pense parfois à quitter Boston, leur envie un peu leur liberté, leur nomadisme, se plaît à imaginer ses rapaces en train de voler partout dans le monde. Mais partir avec eux ne lui traverse pas l'esprit. Pas de suite. Pas avant de les croiser en se rendant à l'hôpital pour une énième évaluation demandée par le zoo. Comme tous les ans. La routine. Sauf qu'ils sont là. Heart Circus. Et eux ? Eux lui donnent envie de partir. Eux lui donnent envie d'errer, de voir les paysages et les villes changer tandis qu'elle aide à faire sourire les gens, les enfants qui autrement ne souriraient pas.

Quand le cirque quitte Boston, elle quitte la ville avec eux. Incomplète, mais les lèvres étirées en un sourire presque invisible.

Si tu veux te noyer, ne te mets pas à la torture d'une eau peu profonde.

 

©NyoTheNeko de Never Utopia