Jedediah Keane

   
   

   
   
   
   

 

Histoire

 

Lorsqu’on le voit aujourd’hui, impeccablement habillé, cultivé et éloquent, n’acceptant rien de moins que le meilleur en toute chose, on pourrait croire qu’il est né avec une cuillère en argent dans la bouche, et pourtant, il n’en est rien. Bien au contraire. Il est né dans les bas-fonds de Portsmouth, dans le strip club d’un quartier malfamé. Il n’a jamais connu son père – même si sa mère n’était officiellement que strip teaseuse, il n’était pas rare qu’elle écarte les écuisses en échange de quelques billets pour arrondir ses fins de mois afin de payer le studio miteux où elle logeait, et il était donc impossible de retrouver la trace de son géniteur (non pas que la chose eut été tentée si cela avait été le cas). Sa mère avait ce genre de débrouillardise propre aux gens qui ont grandi dans la rue ; une pauvre culture, mais une grande capacité d’adaptation. Elle eut pourtant maintes fois l’occasion de regretter sa décision de garder son enfant : dans son business, c’était la dernière chose que l’on pouvait souhaiter. Les courbes étaient aguicheuses ; une grossesse ne l’était pas. Une mère seule ne vendait pas de rêve aux clients.

Jedediah fut donc son secret : les premiers mois, elle dissimula sa grossesse tant bien que mal, puis, lorsque cela ne fut plus possible, multiplia les stratagèmes pour ne pas finir à la rue jusqu’à la reprise de son travail. Il existe une forme de solidarité qu’on ne trouve que dans les milieux les plus pauvres ; la fraternité des infortunés. Très vite, dans les loges du club, le secret se répandit et Jedediah devint le protégé du petit groupe de strip-teaseuses qui y travaillait, tant et si bien que dès son plus jeune âge il passa plus de temps dans l’avant-scène du strip club que dans le studio de sa mère. Il devint l’enfant de la troupe, et chacune l’éleva comme si elle l'avait porté. Toutes s’efforcèrent de le préserver du milieu où il grandissait, se faisant passer pour artistes et danseuses plutôt que marchandeuses d’amour, et il fut choyé comme le sont rarement des enfants de son âge. Après tout, au lieu d’une maman il en avait sept, chacune avec un caractère bien prononcé, chacune avec ses particularités. Missy et son rouge à lèvres qui sentait la fraise, Lulu qui aimait lui embrasser le front lorsqu’elle le voyait, Gaby qui chantonnait quand il avait du mal à dormir, Ella et sa longue chevelure rousse qu’elle l’autorisait à brosser. Et ainsi, malgré une situation précaire, il ne manqua jamais de rien.

Sa mère n’eut bien sûr pas les moyens de l’amener à l’école, et il fut donc décidé qu’elle ferait elle-même son éducation. Chacune des danseuses mit main à la pâte ; et s’il apprit tout un tas de choses qui lui seraient plus utiles dans la vie qu’aucune leçon d’histoire ou de mathématiques – les mille et une façons de faire des économies, comment se comporter avec une femme, l’ingrédient secret des meilleures tartes – il fut rapidement apparent qu’aucune n’avait les compétences nécessaires pour lui donner l’enseignement auquel le garçon aspirait. Car Jedediah était vif d’esprit et avait une grande soif d’apprendre. Il lisait tout ce qui lui tombait sur la main, des traités de médecine aussi bien que des recueils de poésie en passant par des œuvres de Sade, l’ignorance de ses mères lui faisant échapper à la censure (à moins que cela ne vint simplement de la futilité à préserver une innocence qui avait commencé à s’effriter dès qu’il avait été en âge d’appréhender dans quel type d’établissement ses mères travaillant, lui donnant une notion très libre du sexe), et il apprit rapidement à faire les poches des passants pour pouvoir s’acheter de nouveaux livres, bien que la plupart du temps il préféra donner le fruit de ses récoltes à sa mère. Si déjà le garçon était différent des enfants de son âge, manifestant parfois un intérêt étrange pour des choses assez morbides, toutes furent promptes à l’expliquer par les conditions dans lesquelles il avait grandi, et il ne fut jamais rien dit à ce sujet.

Lorsqu’il avait douze ans, sa mère mourut du SIDA, un mal qu’elle n’avait pas eu les moyens de traiter et qui l’avait rongée trop longtemps. Conscientes qu’il n’avait nulle autre famille, ses collègues n’hésitèrent pas un instant avant de décider de le garder parmi elles. L’enfant se changea en adolescent, et sa curiosité grandit avec son besoin de découvrir le monde. Il avait seize ans lorsque le propriétaire du strip club l’aperçut dans les loges et le mit dehors en le rouant de coups malgré les supplications de ses travailleuses, annonçant que s’il « voulait voir la chatte d’une de ses putes, il lui faudrait payer comme les autres. »

Il passa plusieurs semaines à la rue ; pas les plus dures, fort heureusement. Le temps de septembre était encore clément, mais l’hiver approcherait vite et il savait qu’il serait alors beaucoup plus dur de vivre dehors. Et puis, un jour où un cirque était de passage en ville, intrigué, il alla s’approcher des caravanes et tentes où les personnes les plus étranges allaient et venaient. Ayant grandi dans le milieu du spectacle, peu importe qu’il fût d’une nature bien différente, il avait gardé une fascination évidente pour les artistes qui se reproduisaient sur scène. Son attention fut particulièrement attirée par un homme qui semblait s’entraîner au lancer de couteau. Notant son intérêt, l’homme l’invita à approcher et Jedediah, sans méfiance aucune, s’avança pour observer ses tours avec de grands yeux ébahis. Lorsque l’inconnu lui proposa de lui servir de cobaye, il accepta une nouvelle fois sans l’ombre d’une hésitation. Ce ne fut qu’une fois attaché à la roue, bien qu’immobilisée, qu’il commença à prendre conscience de sa situation ; un frisson de peur et d’excitation lui parcourut l’échine, le faisant se sentir plus vivant que jamais jusqu’alors. L’assistante qui l’avait attaché lui sourit, et lui murmura à l’oreille : « Tu vas être tenté de bouger. Résiste. » Il déglutit, acquiesça, et crut sa dernière arrivée lorsqu’un couteau siffla en sa direction avant de se planter à quelques centimètres de sa tête. Malgré tout, il ne ferma jamais les yeux, et l’adrénaline qui pulsait dans ses veines au rythme irrégulier des battements de son cœur le laissa presque étourdi, pris de vertiges, lorsqu’il retrouva sa liberté. Il ne fallut pas plus d’une conversation avec le lanceur de couteaux pour que celui-ci lui propose de devenir son apprenti dans le cirque ambulant. Une nouvelle fois, Jedediah accepta aussitôt, fasciné par ce métier qui ressemblait à une valse dangereuse avec la mort, mais où le sentiment d'être vie lui paraissait plus vibrant que jamais.

Bien que pressé de pouvoir égaler le talent de son maître, il réalisa rapidement qu'il lui faudrait prendre son mal en patience. L’entraînement fut long, intense, et bien souvent fastidieux. Dans un premier temps, il fut plus souvent cobaye qu’autre chose ; pour son précepteur, c’était une étape nécessaire, il fallait avoir été aux deux extrémités du couteau pour pouvoir l’utiliser efficacement. Il passa de longues heures à s’entraîner au lancer et à jongler, en dépit des nombreuses fois où il se rata, jusqu’au stade où ses doigts étaient couverts de balafres et où les lames qui virevoltaient étaient rouges de son sang. Il ne se plaignit pas, ne baissa jamais les bras, décidé comme il l’était à ne pas décevoir son maître et un jour, à devenir un grand nom du spectacle. Il en profita en parallèle pour combler ses lacunes culturelles, et ainsi exerça son corps en même temps qu’il affûta son esprit.

D’année en année, il s’améliora, jusqu’à obtenir son propre numéro, jusqu’à ce que son maître n’aie plus rien à apprendre et le laisse partir. Ce fût à ce moment là qu’il intégra la troupe du Noah’s Ark Circus où il se fit peu à peu une renommée jusqu’à devenir une des étoiles du cirque. S’il était indéniablement fier de son ascension, il garda en lui un sentiment de vide qu'il chercha sans arrêt à combler en retrouvant cette sensation d’adrénaline qu'il avait connue ce jour où il avait rencontré le lanceur de couteaux, et peu à peu perdue en même temps que le goût de la nouveauté, comme toute chose se change en habitude lorsqu’elle est pratiquée trop longtemps. Il commença, en parallèle de ses représentations, à descendre dans les bars en ville pour proposer aux plus braves de le défier au jeu du couteau et pendant un temps, la peur de se rater et de se couper involontairement un doigt lui redonna un semblant d’adrénaline mais personne ne parvint jamais à le battre, et il finit inévitablement par se lasser aussi.

Ce ne fut qu’un soir où, attaqué dans une rue, il tua son agresseur dans un acte de légitime défense avec la dague qui ne le quittait jamais, qu’il retrouva ce frisson de peur et d’excitation, ce goût d’interdit qu’il avait passé sa vie à rechercher. Sa lame était comme une extension de lui-même, et il aimait plus que tout la sensation que l’utiliser procurait, éprouvant son aiguisement sur les tissus les plus fins et les fruits les plus pulpeux, sculptant le bois et découpant le papier, toujours à la recherche de nouvelles sensations, de nouvelles expériences. Cette nuit là en fut une et il brûle depuis du désir de recommencer. Mordre la chair, voir la vie s'effacer peu à peu. Pas pour le plaisir de tuer ou juste de faire mal, non, simplement par curiosité et par goût pour la nouveauté. Il se muselle tant bien que mal, conscient des risques que cela implique, aussi bien d’un point de vue légal que moral, mais il n’a jamais été homme à se refuser quoique ce soit. Un jour, peut-être, cédera-t-il à ses ténèbres. En attendant, il reste en pleine lumière, sous les feux de la rampe.