Azure Astrauckas

    
    

  
  
  
  

  

Histoire

  
  Ambassade des Etats-Unis, Lituanie, 1990. Un couple entre dans l'ambassade, deux petits garçons aux boucles brunes accrochés au manteau de leur père tandis qu'un bébé d'un an et quelques jours pleure entre les bras de sa mère, clairement affamée. Si les vêtements ont soigneusement été choisis pour leur aspect usé, si le bébé n'a pas été nourri aujourd'hui de façon délibéré, c'est le secret du couple. Ils veulent quitter ce pays, rejoindre les Etats-Unis, et ils profitent de ce que la Lituanie est proclamé sa souveraineté pour le faire. Ils savent que Moscou va répliquer, savent ce qui s'annonce, mais ne se sentent plus concernés. Comme tant d'autres lituaniens, ils préfèrent l'Ouest à l'Est. Ils veulent rejoindre le pays de la liberté. Si inspirer pitié est leur ticket, ils inspireront pitié.

Mais les Etats-Unis ne sont pas ce qu'ils attendaient. Echoués à Hell, dans le Michigan, ils doivent nourrir quatre enfants - un troisième garçon est né, deux ans après leur arrivée - et trouver comment vivre décemment. Difficile dans une ville essentiellement touristique, quand on ne parle pas l'anglais. Ils apprennent, mais ça ne suffit pas. En attendant, la bouteille les console, et les enfants grandissent tant bien que mal. Ils sont débrouillards, tous les quatre. Les garçons courent vite, c'est utile quand on vole. La fille est jolie et possède de grands yeux qui s'illuminent autant que son visage quand elle sourit. Difficile de se fâcher contre les gars quand elle surgit de nulle part et leur saute au cou avec un rire, s'extasiant sur leurs gains. Ils essaient, bien sûr. Mais le quatuor est pathétique, et tout le monde sait que les parents ne valent plus rien. Quelle déchéance, des gens qui semblaient si déterminés lors de leur arrivée... Ils n'auront pas survécu à la barrière de la langue. Au moins,  les enfants font ce qu'ils peuvent pour survivre. Ils vont à l'école diligemment, restent entre eux, ont de bons résultats. Ils ont cette rage qui manquait à leurs parents.

La rage reste avec eux, au collège et au lycée. Le plus vieux devient mécanicien et quitte Hell sans un regard en arrière. Le deuxième le suit, part tenter sa chance à Hollywood. Seuls deux enfants restent, la petite fille à l'étrange prénom (qui nomme son enfant Azure ?) et son petit frère. Mais lui, il a l'air de se faire des amis, il s'est trouvé des protecteurs. Les policiers de la ville l'adorent, lui ont promis de tout faire pour qu'il puisse rejoindre leurs rangs. Elle, qu'est-ce qu'elle a ? Rien. 19 ans, un beau visage, un cerveau, pas d'argent. Elle prend le risque et se lance, part en stop.

Elle trouve l'affichette d'abord. Cours de tissus aériens, le premier gratuit, et un instinct, une curiosité étrange la pousse à s'y rendre. Et elle tombe sous le charme, tombe amoureuse de cette absence de vertige, de cette liberté totale entre deux bouts de tissus; elle veut rester ici, et apprendre. Elle sait à quoi elle ressemble; elle se fait stripteaseuse. L'endroit est glauque, au premier regard. Mais le patron protège ses danseuses, veille sur elle, les pourboires sont équitablement partagés, et les danseuses lui apprennent à danser, à s'effeuiller, à séduire d'un regard,d'un mouvement, et à travailler avec la pole. Elle l'aime bien, mais... elle est trop proche du sol. Elle ne vaut pas les tissus. Et il manque quelque chose au striptease. En faire ne la gêne pas. Mais il manque ce détail qui fait qu'elle pourrait aimer ça.

Elle est enfin majeure quand elle découvre le burlesque. Coup de foudre, comme pour les tissus. L'idée se fait instantanément un chemin, le désir de les mêler, d'en faire un seul et même show. C'est difficile. Les nuits sont réservées à son travail, dans un bar qui fait plus haut-de-gamme et pourtant est moins sûr, les filles encouragées à boire et à offrir des prestations supplémentaires. Mais les pourboires sont plus élevées, et rien que pour ça elle peut serrer les dents. Les jours sont passés entre ses tissus, trouvant comment bouger, comment se déshabiller, comment être spectaculaire sans -trop- se mettre en danger... pour l'instant. Elle est heureuse quand elle fait son numéro, va jusqu'à le présenter lors d'un festival de burlesque - petit festival, mais festival quand même. Il plaît. Elle plaît. Et l'envie nait, de ne plus faire que ça, de quitter les bars à strip-tease, les atmosphères enfumées, l'alcool, les mains sur sa peau quand on glisse les billets dans son "uniforme". Elle reste. Mais elle commence à suivre les festivals burlesques, à y prendre part. Lentement. Là-bas, il n'y a pas d'Azure, juste Birdy Blue  Crème, la danseuse aux tissus. Là-bas, on l'admire, mais la sensation est différente. Elle se sent plus comme un objet que l'on admire que comme un objet que l'on désire. Elle préfère cette sensation.

24 ans, 5 ans de tissus et de strip-tease, 3 ans de burlesque et 1 an en tant que Birdy Blue Crème, ça se fête. Ses amies la traînent au cirque, pour rire. Noah's Ark Circus a une excellente réputation, les spectacles lui coupent le souffle. Deux jours plus tard, elle y retourne, le rejoint. Se fait une place, retrouve une famille - une qui a des problèmes, mais elle a l'habitude des problèmes. Et tous les soirs, elle danse, pose, glisse, flirte avec son public et avec la mort. Sourire aux lèvres.