Une envie d’évasion. Prendre l’air. Profiter des grands espaces vert de la campagne islandaise. J’en avais besoin. Ca fait quelques jours que j’y pense sans trouver un instant possible pour me libérer. Alors aujourd’hui, c’était le jour. Je l’ai décidé ce matin en me levant. Une petite heure plus tard, je me promène dans la réserve naturelle appelée Heiðmörk, un nom bien compliqué main un cadre réellement magnifique. Le calme de l’endroit en ce beau matin d’octobre malgré la fraîcheur présente est vraiment très agréable. Je profite du moment tentant alors d’oublier les petits détails du travail, le manque de ma famille ou parfois, le mal du pays. J’observe le paysage si vert d’Islande, immortalisant l’instant à l’aide de mon appareil photo.

Un calme bien vite interrompu par un sms :

“Hey Hope, c’est Casey, ton frère. Tu t’en souviens ? Je croyais qu’on était d’accord. Tu partais à l’autre bout du monde à la condition de donner des nouvelles.. Nouvelles que j’attends toujours. Ne m’oblige pas à débarquer chez les vikings ! Tu manques frangine, à très vite. XOXO C.”.

Je ris. Mon frère Casey est l’aîné de tout mes frangins. Et  c’est aussi celui dont je suis le plus proches. Bien sûr, je m’entends très bien avec les autres mais, sans que je sache vraiment pourquoi, Casey et moi, on a toujours été très proches. C’est comme ça. Je m’empresse alors de taper rapidement une réponse, rassurant mon frère, lui racontant un peu mais première semaines au sein du cirque et à Reykjavik. Je lui parle aussi de mes bons moments et des moins bons. Au final, s’ensuit alors une conversation téléphonique durant bien une bonne heure.

C’est agréable de parler avec son frère.

Et les heures passent. Je déjeune assise sur un banc en bois, les feuilles rouges et oranges jonchant le sol, le vent vent frais venant se glisser entre mes cheveux bruns alors que les rayons du soleils viennent caresser la peau de mon visage. C’est parfait. Mais toute bonne chose à une fin et c’est avec regret que je décide de me rediriger vers le cirque. Du travail m’attend cette après-midi, notamment un dessin. Un enchevêtrements de lignes dont le dessin final devrait ressembler à une sorte de mandala. Un tatouage s’annonçant clairement compliqué.

En arrivant au cirque, je rejoins rapidement le Freak Show puis ma tente. Je me mets rapidement au travail et rapidement le premier client arrive. Rien de bien compliqué et en une heure et demie de temps, le tatouage est réalisé. J’aime quand ça se passe comme ça, sans bavure. Et puis, la jeune femme était très agréable. Aussi bien dans son physique que dans sa conversation. En somme, une bonne façon de commencer une journée de travail.


Une journée de travail perturbé par ces trois petits coups frappés.

“Oui bonjour, que puis-je faire…. Vous ?!”. La surprise. Je fouille un instant dans ma mémoire et il ne me faut pas bien longtemps pour remettre un nom sur ce visage.

Luka.

“En quoi puis-je vous aider ?” dis-je alors froidement. La journée avait pourtant si bien commencé..

En ouvrant cette porte contre laquelle on était frappés quelques coup. J’aurais pu m’attendre à tout le monde. Des  amis, des collègues ou même des clients. A tous sauf à lui. Mais je pense, au vu de l’expression ornant son visage, que c’est réciproque. Il ne pensait pas me retrouver ici, dans ce cirque, derrière cette porte quand il a frappé contre. Sinon, il est clair qu’il ne l’aurait pas fait. Après tout, nous nous détestons.

Mais dans d’autres circonstances, se pourrait-il qu’il en soit autrement ?

“Je ...je voulais un renseignement sur un tatouage..assez délicat…”

Je hausse un sourcil alors que la curiosité vient instantanément me piquer. Délicat ? Délicat à quel point ?

“Mais… oubliez… ce n’est pas grave... je ne veux pas vous déranger…”

Maintenant, je fronce les sourcils. Ai-je dt qu’il me dérangeait ? Certes, j’ai été surprise de le trouver derrière ma porte. Certes, ça aurait été quelqu’un d’autre, n’importe qui, ça aurait été mieux mais même au pire des connards, je ne refuserai pas un renseignement. Après tout, un renseignement, ça ne coute vraiment rien si ce n’est du temps et un peu de salive.

Je sens que Luka est mal à l’aise et par extension, je le suis aussi. Mais il y a autre chose. Autre chose de plus ...profond. De plus douloureux. Putain d’hyper-empathie de merde. Je soupire, hésitante. En temps normal, si je n’avais pas ressenti ce que je ressens, j’aurais pu me contenter de lui demandez ce qu’il voulait et lui répondre sur le pas de la porte. Mais là, en l’instant..

“Vas-y entre, ne t’inquiète pas tu ne me dérange pas. J’allais rejoindre ma tente pour commencer à préparer pour ce soir mais je peux l’ouvrir plus tard” dis-je en m’écartant lui laissant alors la place suffisante pour entrer “Par contre, je voudrais que tu arrêtes de me vouvoyer s’il te plait. Je n’aime pas ça. J’ai l’impression de prendre dix ans à chaque fois” dis finalement en riant. J’essaie de détendre l’atmosphère.

Luka n’est pas à l’aise, moi non plus et je ne supporte pas ça. J’ai besoin de légèreté. C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai choisi une profession en rapport avec ma passion. Allier l’utile et l’agréable. Quoi de mieux ? Ce que j’aime dans mon métier c’est qu’il n’y a pas de forme, pas de protocole. C’est la légèreté et c’est agréable. Alors, je tente de l’instaurer avec grand mal.

“Alors Luka, raconte moi tout à propos de ce tatouage délicat dont tu m’as parlé tout à l’heure. Où voudrais-tu le faire ?" demandai-je alors en l’invitant à s’asseoir sur un petit sofa très coloré. “Mais avant tout, veux tu boire quelque chose ? J’ai du thé ou du café et je crois que c’est tout. J’aimerai que l’on reparte sur de bonnes bases. D’accord ?"

Reprendre sur de bonnes bases. Je sens qu’il en a besoin pour confier ce qu’il porte sur les épaules. Je ne le connais pas. Je ne connais rien de son histoire, mais je sens que ce qui va suivre ne va pas être de tout repos.

“Je t’écoute”.  

Quelques sourires viennent éclairer le visage de Luka. C’est un bon point. Autant détendre l’atmosphère de suite. Je peux voir sur son visage qu’il reste quand même stressé, en pleine hésitation. Mais je pense que si nous repartons sur de bonnes bases, ou du moins, que nous essayons, ça n’en sera que mieux pour ce qui va suivre.

“Je voulais m’excuser...pour l’autre soir. J’avais passé une sale journée. Je cherchais à me détendre un peu en charmante compagnie et ta venue a fait un peu tout tomber à l’eau. Mais ce n’est pas une excuse. J’aurais pu être moins… vexant et être flatté qu’une jolie fille vienne me draguer au lieu de prendre la mouche”.

Les excuses ont-elles lieu d’être ? Je ne pense pas. Finalement, je lui ai proposé de repartir à zéro, de ne plus tenir compte des événements passés. La sincérité brille dans ses yeux chocolat. Lui souriant sans dire un mot, je me contente de lui tendre une main qu’il ne tarde pas à accepter. Un peu comme un contrat que nous signons tout deux et qui veut simplement dire :

Je suis d’accord. Reprenons depuis le début.

“ Je ...j’ai entendu dire que parfois on pouvait tatouer des personnes pour dissimuler des cicatrices. J’aurais voulu savoir si c’était possible pour...pour moi… Je n’ai pas encore vraiment d’idée de motif, je voulais juste savoir si c’était faisable”.

J’écoute Luka m’expliquer sa venue. Un renseignement pour un recouvrement de cicatrice. C’est un bon début, mais il me faut plus d’information. Beaucoup plus même. Mais je ne l’interrompt pas. Je le laisse passer jusqu’à ce qu’il m’ait dit tout ce qu’il avait à dire. Et là encore, je me tais, réfléchissant quelques instants.


“En effet, le recouvrement d’une cicatrice par un tatouage est tout à fait faisable. Mais il faut que je la vois. La cicatrice. Je ne te cache pas aussi que c’est un travail plus minutieux encore qu’un tatouage que je pourrais qualifier de normal. Il faut aussi que tu saches qu’il faudra de nombreuses heures de travail suivant la cicatrice, sa longueur, sa forme, son ancienneté, son relief, sa texture mais aussi suivant comment ton corps réagira. Comme tu dois le savoir, la peau constituant ta cicatrice est plus épaisse que le reste de la peau qui recouvre ton corps. C’est en partie pour ça que le travail sera plus long” lui dis-je enfin.

Je n’en ai pas fait beaucoup en dix ans. Deux ou trois tout au plus. Et bien qu’à chaque fois, ça s’est très bien passé, c’est un travail qui me rend toujours un peu nerveuse. Mais malgré tout, il va de soit que je ne refuse pas, quand le tatouage est possible.

“Luka, il faut que tu me montres ta cicatrice et son emplacement Je dois savoir s’il est possible ou non de tatouer dessus. Il faut aussi que je sache si tu as une bonne résistance à la douleur parce que je ne te cache pas que tatouer sur une cicatrice, c’est toujours délicat” dis-je doucement. Mon but n’est pas de l’effrayer ou de le dissuader. Bien au contraire. Je cherche juste à le mettre en confiance, ne pas omettre de détail. Mieux il sera préparé et mieux les séances, si séances il y a, se passeront . Après tout, pour un tel projet, nous devons nous faire confiance. Je dois pouvoir avoir confiance autant que lui devra me faire confiance. Après tout, il portera à jamais un petit morceau de moi qu’il aura choisit. Et ce n’est pas rien.

“Ce que je te propose, c’est de me montrer ta cicatrice et à partir de là, on peut discuter du motif ensemble, du temps de travail et tout ce qui va avec, d’accord ? “.

J’ai comme le sentiment qu’après cet instant, je ne verrais plus Luka de la même façon. Il ne sera plus le sombre connard que j’ai rencontré en boîte un soir où lui comme moi avions besoin de se détendre. Il ne sera plus ce collègue qui vient frapper à ma caravane, hésitant, pour demander un renseignement. J’ai comme la sensation qu’il deviendra Luka, un homme abîmé par un passé bien trop lourd. Un homme meurtri aussi bien physiquement que psychologiquement.

Il deviendra Luka, l’homme que j’essaierai d’aider autant que mon art me le permettra.

Le silence. Bien trop présent. Bien trop pesant. Il s’étend entre nous comme ça, alors que Luka avale une énième gorgée de son café qui ne doit être que très tiède désormais. Un moyen de gagner du temps. Après tout je comprends, on fait tous ça quand on hésite à parler de quelque chose d’important, de douloureux aussi. C’est exactement ça dans le cas de Luka. C’est un morceau de ton passé : un morceau douloureux et important qui a aidé à forger l’homme que j’ai désormais devant moi.

“Pour la résistance à la douleur ne t’inquiètes pas. J’ai déjà été tatoué et même si je sais que ça serait certainement pire de tatouer sur une cicatrice...ce n’est pas ça qui me faire peur.”

C’est une bonne chose qu’il supporte bien la douleur. Mais j’ai l’impression que Luka est le genre d’homme qui supportera mieux la douleur physique que la douleur psychologique et c’est peut-être là que nous allons avoir un problème car travailler sur sa cicatrice pourrait faire remonter des choses très peu agréables pour Luka. Puis encore le silence s’installe alors que je suis dans mes pensées. Plus lourd, plus oppressant que le précédent, presque irrespirable lorsqu’enfin Luka se décide à me montrer sa cicatrice. Je le regarde poser doucement sa jambe sur la table basse devant lui et encore plus lentement remonter son pantalon dévoilant petit à petit une cicatrice relativement impressionnante.

“C’est...ça fait deux ans environ que j’ai ça…”

Je ne sais pas quoi dire, je ne sais pas comment réagir. Comment les autres réagissent lorsqu’il voit ce morceau de passé appartenant à Luka ? Certains doivent être choqués, d’autres dégoûtés. Et moi ? Je ne sais pas. Je crois qu’au fond, j’ai un peu peur. Face à une telle marque, je ne suis pas dégoûtée, ni même choquée. Je pense que j’ai juste peur de me laisser bouffer par ça, parce qui va être dis. Du pourquoi, du comment. Alors pendant un instant, je ne dis rien et j’observe avant de relever mon visage vers Luka. Je peux alors le voir hésitant, se mordillant la lèvre. Il est, tout comme moi, clairement mal à l’aise.

“D’accord… Je… ne sais pas trop quoi te dire”.

Silence. Encore. Je m’agenouille devant la jambe de Luka et observe sa jambe de plus près. La cicatrice a recouvrir est longue et plutôt épaisse. Mais également pas très nette. A croire que les médecins l’ayant soigné ce sont contenté de le rafistoler comme ils ont pu sans se fouler. Je lâche un petit grognement en plissant le nez.

“Alors.. elle est plutôt ancienne. C’est une bonne chose. De plus, elle est relativement grande et elle n’est pas ce qui a de plus nette mais je pense qu’on peut faire quelque chose de bien afin de la cacher” dis-je doucement en me rasseyant à côté de Luka. Je lui souris et décide de prendre mon temps ne touchant pas pour le moment la cicatrice. Je testerai son relief et sa texture plus tard.

J’ai choisis de la légèreté.Tenter de ne pas se laisser envahir par tout un tas de pensées nocives. Et puis, pour Luka, ça sera également plus facile. Ne pas le brusquer. Prendre son temps. C’est ce qu’il faut.

“Maintenant, parlons motif. Est-ce que tu as quelques choses que tu apprécies particulièrement ? Et pour l’encre, est-ce que tu vois quelque chose de plutôt colorée ou plutôt du noirs et quelques nuances et dégradés ?”

Je souris encore à Luka. J’étais loin de m’imaginer que quand nous nous sommes rencontrés il y a quelques jours, nous allions en arriver là aujourd’hui. J’ai l'impression de devenir un espèce de gardien du secret. Et quelque part, je n’aime pas vraiment ça.

La panique. C’est tout ce que je vois sur le visage de Luka en cet instant. La panique. Simple. Sans fioritures. Il n’est pas sûr de son choix, je peux le voir rien qu’à son comportement. Cette hésitation est tout à fait normal, mais en même temps, j’ai comme l’impression qu’il aimerait recouvrir cette marque, un peu comme s’il enterrait l’histoire à laquelle elle fait référence mais sans pour autant en avoir réellement le courage.  

La question que je me pose alors est la suivante : Le veut-il vraiment ? Et surtout Est-il prêt pour ça ?

Pleins de choses me font dire que non. Non il n’est pas prêt. Non il ne le souhaite pas vraiment. Oui il a peur. Ca aussi, je le vois dans la façon qu’il a à me regarder tout comme il se mord la lèvre quand il hésite.Finalement, quand je mets bout à bout toutes ses informations, je ne sais pas si c’est une bonne idée, pas que j’en ai pas envie. Bien sûr que je veux aider Luka, encore plus maintenant que j’en sais un peu plus sur son histoire mais il y a beaucoup trop de conditions à prendre en compte pour que je puisse le tatouer sereinement.

“ Je… Je n’y avais pas vraiment réfléchi… Je ne savais même pas si ça serait possible ou pas de faire quelque chose là dessus alors…”

Sa démarche est tout à son honneur, j’en conviens. J’ai rapidement compris que ce n’a pas été facile pour lui. Montrer sa jambe à une presque inconnue avec qui on ne s'entend que très peu ce n’est pas quelque chose que j’aurais fait si j’avais été à sa place. Pour cela, il mérite amplement tout mon respect.

Puis tout bascule. Trop vite - de façon trop abrupte- pour que j’y comprenne quoi que ce soit.

“Ecoute...Je suis désolé de t’avoir fait perdre ton temps. Je ne sais pas si… si je suis prêt pour faire ça. Après tout, il n’y a jamais personne qui la voit cette jambe… à part moi… Je voulais… Je sais pas trop… Peut-être effacer un truc moche, un souvenir affreux pour en faire quelque chose de plus esthétique…”

Et enfin, là je comprends. Tout s’éclaire dans mon esprit et surtout beaucoup de points sombres de la personnalité de Luka que j’avais pu remarquer viennent, en quelques paroles, de s’éclaircir.  Le problème est bien plus profond. Bien plus violent. Bien plus douloureux que ce que je pensais au début. Il y a plus grave, bien plus important derrière cette jambe à jamais marquée. Quelque chose de plus amer- plus cruel- derrière cette sombre histoire. Mais je n’ai pas le temps de dire quoique ce soit. Luka est là, debout devant moi, se triturant les cheveux hésitant encore entre rester ou bien quitter l’endroit.

“J’ai déjà un serpent en style tribal sur le ventre… Peut-être quelque chose dans ce genre là… pas forcément un serpent mais un tribal…”

Mon regard rencontre celui de Luka avant que je ne le fasse descendre que ce morceau de peau découvert. M’approchant un peu, je regarde- détaille- ce tatouage. Plutôt pas mal réalisé. Quelques traits légèrement hésitant mais il faut être un professionnel dans ce domaine pour s’en rendre compte. En soit, c’est du très bon travail. Me redressant, je souris légèrement avant de me mettre, à mon tour, à me mordre la lèvre.

Je réfléchis un instant ne sachant plus trop quoi dire à Luka. Ne sachant plus trop comment agir. Mes pensées s’embrouilles, se mélangent avec mon ressenti, avec cette idée qui me trotte dans la tête :  Il y a bien plus qu’une jambe amochée.

Putain !

C’est hésitante sur la marche à suivre et soupirant aussi que je me lance, me maudissant déjà de ce que je m’apprête à dire.

“Ecoute Luka. Je ne te demanderai pas ce qu’il s’est passé pour que ta jambe soit dans un tel état. Mais j’ai bien saisis qu’il y a plus derrière tout ça. Beaucoup plus. Quelque chose que tu as tellement enfoui que ça fait parti de toi. Une chose si douloureuse que tu n’en parles à personne. Et je pense que c’est pour ça que tu es là aujourd’hui mais que tu hésites tant et surtout que tu ne te sens pas prêt. Recouvrir cette cicatrice c’est, certes parce qu’elle est franchement vilaine, mais aussi pour tourner la page. Enterrer tout ça. Je pense que c’est inconscient, du moins en partie. Bien sûr, tu ne me diras pas que j’ai raison, mais ce n’est pas grave. Ce n’est que mon ressenti et après tout, je ne suis personne pour pouvoir te dire quelque chose comme ça. Mais en tant que professionnelle, je ne peux pas te tatouer Luka. Pas tant que tu ne seras pas sûr de toi. Pas tant que tu n’auras pas prit conscience que recouvrir ta cicatrice ne te fera pas sentir mieux vis à vis de ce que tu as vécu”.

Je m’arrête un instant, fermant les yeux. Je ne pensais pas que dire quelque chose comme ça à quelqu’un qu’on ne pouvait pas s’encadrer il y a encore quelques heures serait aussi dur.

“Je suis désolé Luka. Si tu veux, on peut quand même travailler sur un motif, le préparer et quand enfin tu seras réellement prêt alors oui, je te le tatouerai et on recouvrira tout ça. Mais seulement quand tu seras prêt, pas avant”.

Et merde !

J’aurais pensé que Luka se serait mit en colère après moi lorsque je lui ai dis mon ressenti. Après tout, j’aurais compris, je pense. Après tout, je ne suis qu’une inconnue, une simple fille croisée au détour d’un bar lors d’une soirée et surtout, c’est pas comme si nous nous étions bien entendu dès notre première rencontre. Il est clair que c’est tout le contraire.... Mais en même temps qu’aurais-je pu bien dire ? Il est clair qu’il m’est impossible de le tatouer dans ses conditions. Cependant, je suis agréablement surprise de voir un doux sourire venir éclairer son visage d’ordinaire fermé et plutôt froid.

Je suis contente de voir que Luka a été plutôt réceptif à mes propos ou à ma psychologie de comptoir suivant du point de vue d’où on se place. J’avais un peu peur mais même si le contraire c’était passé et que Luka s’était mis en colère, je n’aurais pas changé d’avis. Petite certes, mais têtue c’est certain.

“Je crois que je t’ai assez fait perdre ton temps pour ce soir. Tu as raison je ne suis encore prêt. Je voulais juste savoir si c’était faisable, ça l’est et j’en suis heureux. Maintenant je crois qu’il me faut un peu de temps pour me préparer à l’étape suivante.”

Je souris à Luka. Un petit sourire qui veut dire “ne t’inquiètes pas, il n’y a pas de mal” ou encore “ Ca va aller Luka, prends ton temps, il n’y a pas le feu”. Enfin, c’est un sourire rassurant. Bien sûr qu’il ne m’a pas fait perdre mon temps. Rien que le fait qu’il ai accepté de repartir sur de bonnes bases, ça valait amplement le coup qu’il vienne me voir. Après tout, on ne se fait pas faire un tatouage par quelqu’un qu’on déteste.


“Ne t’en fais pas Luka, tu ne m’as pas fait perdre mon temps. Je suis contente que tu sois venu. Après tout, nous avons pu discuter et mettre tout à plat et je ne sais pas ce que tu en penses mais je trouve que c’est plutôt une bonne chose” dis-je en lui souriant sincèrement alors que je vois ses lèvres s’étirer en un petit sourire désolé. Je le comprends, c’est toujours difficile ce genre de situation. Vouloir oublier quelque chose de mauvais- de douloureux- sans y parvenir parce qu’il y a ce petit détail qui a tellement d’importance qu’on ne peut pas tourner la page, enfin, pas complètement.

Et c’est comme ça qu’on souffre plus encore.


“Je peux t’inviter à boire un verre pour me faire pardonner ? Ce soir ou un autre soir si tu es prise”.

Je souris à Luka. Un sourire terriblement sincère, terriblement bienveillant aussi. C’est étonnant mais ça faire un peu plus d'une heure que Luka est là maintenant, dans ma caravane, et en une heure, j’ai l’impression que quelque chose se passe. Je me surprend à l’apprécier à sa juste valeur et je suis désormais persuadé que derrière le sombre connard que j’ai rencontré l’autre soir au bar se trouve un homme bon et terriblement attachant bien que la vie l’ai rendu froid et méfiant.

Luka, l’homme brisé.


“Il n’y a rien à pardonner Luka mais oui, j’accepte ce verre avec grand plaisir” dis-je souriant. “Je connais un petit bar sympa. Si tu veux, je t’y emmènes” lui proposai-je alors, ravi d’enterrer définitivement la hache de guerre.

Arriverons nous à devenir ami ? Je l’ignore mais putain qu’est-ce que je l’espère !

Repartons depuis le début.

Il fait froid, c’est indéniable.La température extérieure avoisine les zéro et la neige a déjà commencé à faire son apparition alors que petit à petit nous nous rapprochons de l’hiver. Pour certains, comme moi ou comme Luka, a en juger par son apparence frigorifiée, il s’agira de notre premier hiver en Islande. Et j’avoue être plutôt excitée. J’adore cette saison et j’aime beaucoup les paysages enneigés. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’ici, à Reykjavik, mon côté enfantin est royalement servit.

Emmitouflés dans nos manteaux et dans nos écharpes, nous quittons ma caravane presque trop chauffée pour affronter le mordant du froid islandais. Sourire aux lèvres, je me dirige vers ce petit bar sympa que j’ai découvert peu de temps après mon arrivée. Il ne paye pas de mine vu de l’extérieur mais à l’intérieur, c’est cosy et les gérants de l’établissement sont vraiment sympathiques. Il nous faut qu’une petite dizaine de minutes pour atteindre le centre de la capital. Et pas plus de douze pour nous retrouver devant ledit bar.

“Tu vas voir, ça n’a pas l’air formidable vu de l’extérieur, mais à l’intérieur c’est vraiment sympa !” dis-je, enthousiaste, avant d’ouvrir la petite porte de bois et d’y entrer, Luka à ma suite. Il n'y a pas beaucoup de monde pour le moment et c’est l’instant que je préfère. En passant devant le bar, je salue Nonni, le Barman- et accessoirement un des gérants- d’un petit signe de main et lui même me répond d’un sourire. Il faut dire que quand j’ai une petite heure de libre et que je veux m’éloigner un peu de l'agitation du cirque tout en restant au chaud, je viens me réfugier ici, leur chocolat chaud est à tomber. Alors bien sûr, il me voit assez souvent.

Nous nous installons dans un petit coin tranquille près d’un des poêles à bois chargés de garder la douce chaleur régnante juste après avoir commandé nos verre. Enfin, c’est plus une tasse de chocolat bien chaud pour moi. Remerciant Luka qui vient de les payer, je savoure ma première gorgée alors que le silence s’installe entre nous. Mais ce n’est pas un silence lourd. Bien au contraire, il est léger et bienvenu. C’est Luka qui me ramène dans le présent alors que je me suis perdue dans mes pensées. Sa voix est un peu hésitante mais je l’écoute attentivement ne m’attendant pas à ce qu’il me parle un morceau de son passé.

“J’ai eu un accident de voiture il y a deux ans. Un abruti qui a grillé un feu rouge en roulant à vive allure. J’ai failli perdre cette jambe alors ils ont fait ce qu’ils ont pu. Mais ça tient plus du bricolage que d’autre chose. C’est moche mais je peux m’estimer heureux de l’avoir gardé.”

Je ne sais pas quoi lui dire. Enfin, que pouvais-je dire surtout. Alors je ne dis rien, j’écoute simplement. Je réfléchis aussi. Un accident de voiture, ça explique l’état de sa jambe. Mais je suis contente qu’il se soit confié un minimum.

“Mais parlons d’autre chose, je n’ai pas envie de ressasser des vieux souvenirs. Raconte moi comment tu as pu te retrouver tatoueuse dans un cirque ? Je pensais que ça serait plus pratique pour les tatoueurs d’avoir un cabinet, de se poser…”

Aïe. Que dire ? Je ne sais jamais comment aborder mon passé. Pas qu’il soit si horrible que ça bien sûr mais, c’est toujours compliqué d’en parler. Parce qu’il me manque énormément. Parce que je l’aime toujours. Parce que quelque part, j’ai honte de lui aussi. Et parce que, sans doute, tout ça me bouffe de l’intérieur.

“Hm. Je… J’ai un shop dans ma ville natal. Je viens de Sheffield et heu.. Enfin le shop dont je suis désormais la propriétaire appartenait à mon petit-ami. Enfin, mon ex petit-ami.” Je m’arrête un instant hésitante. Je ne sais pas s’il faut que je continue, lui raconter l’histoire dans son entièreté alors que je sais que lui même ne m’en a dit qu’une petite partie. Avalant une autre gorgée du liquide cacaoté bien chaud, je prend la décision de lui offrir ma confiance afin qu’il puisse, au moment adéquat, en faire de même. “Alistair. C’était le nom de mon petit-ami. Il est- était- tatoueur et je l’ai rencontré un jour que je suis entrée dans son shop. La curiosité m’y a poussé. Mes parents étaient contre mais en même temps, j’ai longtemps était en conflit avec eux. Je passais de plus en plus de temps chez Alistair et au fil des semaines nous sommes devenus bons amis et un jour, les sentiments ont fait le reste. J’ai rapidement quitté le foyer de chez mes parents pour m’installer avec Alistair et je travaillais également avec lui. J’étais terriblement épanouie. Il me rendait heureuse. Et quelques jours avant mon vingt-et-unième anniversaire, Interpol a débarqué dans le salon pour arrêter Alistair. Mon copain était en fait un membre haut placé d’un gros réseau de trafiquants de biens culturels. Il a prit plusieurs années de prison et m’a plaqué à ce moment pour ne pas que j’en patisse. C’est comme ça que je me suis retrouvé propriétaire du shop d’Alistair. mais j’ai eu besoin de prendre le large et j’ai commencé à voyagé, revenant de temps en temps à Sheffield. Voilà, tu connais l’histoire maintenant” dis-je enfin.

Je ne voulais pas parler d’Alistair, parce qu’il me manque. C’est indéniable. Et bien que je sais qu’il n’y a que peu de chance, j’espère tous les jours le voir débarquer au Noah Ark Circus. Je l’espère et ça m’tue à petit feu.

“Je suis désolé.. je ne pensais pas que…”

Bien sûr qui aurait pu penser quelque chose comme ça ? Ce n’est pas inscrit sur mon visage et je ne crie pas sur les toits “Et les gars, mon mec est en taule !” Cependant, si je raconte ça à Luka, ce n’est pas pour avoir une quelconque pitié ou une quelconque sympathie ou je ne sais quoi encore. Non, je veux juste lui prouver qu’il peut me faire confiance s’il le souhaite. Après tout, je ne l’oblige en rien.

Cependant, je ne veux vraiment pas de sa pitié. Et sa main- cette main se posant avec douceur sur la mienne aussi chaude l’une que l’autre, bien que j’ai l’impression que la sienne l’est un peu plus- me donne une désagréable sensation de pitié justement. Mais je ne fais rien, ne dis rien, ne tente rien. Je le laisse faire et le regarde. Il me sourit avec gentillesse et je pense même y déceler un brin de comparaison alors qu’enfin, il retire sa main. Peut-être bien que ce n’était pas de la pitié finalement.

“Je comprends ça, ce besoin de mettre les voiles, de changer d’air… J’ai fait pareil après mon accident et j’ai atterri ici”.

AInsi c’était bien ça : de la compression.

“Mais je voulais parler de choses plus légères à la base. On est trop … Trop sérieux depuis que je suis entré dans ta tente pour parler tatouage”.

Je ris doucement avant d’avaler une gorgée bien chaude de mon chocolat chaud. Je le savoure, soupire de bonheur. Il est vraiment bon et j’apprécie la douce chaleur se diffusant au travers de la pièce dans laquelle Luka et moi nous nous trouvons. Puis finalement, je hoche la tête  en souriant gentiment à mon compagnon du moment.

“Tu a raison, laissons pendant un instant le passé là où il est, c’est déjà bien assez compliqué à gérer quand on en parle pas, alors ne gâchons pas le moment avec tout ça. Du coup, dis moi, qu’est-ce que tu fais au cirque ? Pardon, mais comme je ne connais pas encore beaucoup de monde, je ne sais pas qui exerce quoi comme profession et puis, il faut dire que je passe presque tout mon temps dans la zone du freak show alors je n’ai pas trop l’occasion de savoir qui fait quoi. Pas que je ne m’y intéresse pas hein, seulement, je manque parfois de temps ” demandai-je finalement curieuse  tout en souriant.

Changer de sujet, parler de quelque chose de plus léger. Je suis totalement pour. Et puis, ça pourra nous permettre d’apprendre à nous connaître autrement que par les mauvaises choses qui nous sont arrivées. Et quoi de mieux que de demander à Luka la profession qu’il exerce ? Sans savoir ce qu’il fait, je sens que c’est un homme passionné. Il en a le profil, la carrure. Et de toute manière, je pense que pour travailler dans un cirque, il faut être passionné par ce que l’on fait car c’est cette passion qui nous permet de tenir le rythme parfois soutenue que nous impose le cirque.

“Tu veux savoir le plus drôle ? J’ai la phobie des clowns et pourtant, j’ai fini dans un cirque. C’est ironique, n’est-ce pas ? Je suis coulrophobe depuis toute gamine. Je ne sais pas pourquoi, ni comment c’est venue mais bon dieu, j’en ai terriblement la frousse !”

Je ne sais pas trop pourquoi je lui raconte ça. Ce n’est en rien intéressant mais je voulais briser le silence qui s’était glissé lentement entre nous. Il n’était pas tellement gênant, non, mais je ne voulais pas nous laisser divaguer vers des pensées moroses alors j’ai raconté la première chose qui m'est passé par la tête.

C’était ma phobie. La coulrophobie.

“Et toi, tu as une phobie ?”

Drôle de question pour une conversation. Y’a pas à dire, je suis très douée en relation sociale. Avalant une dernière gorgée de chocolat chaud, je souris à Luka qui doit présentement se demander s’il a eu une bonne idée de me proposer un verre. Cette pensée me fait rire et de ma gorge sort un rire clair, presque enfantin et surtout, libérateur.

Un sourire vient étirer les lèvres de Luka, éclairant son joli visage alors qu’il repose doucement son verre sur la table.

“ T’as le don pour choisir des sujets plus légers”.

Je me mords la lèvre du bas alors que je retiens avec peine un petit éclat de rire. C’est vrai qu’il y a mieux comme sujet mais c’est la première chose qui m’est passée par la tête et comme je ne voulais pas laisser le silence s'installer, je n’ai pas réfléchis plus loin. Mais en même temps, quel meilleur moyen d'apprendre à connaître quelqu’un qu’en parlant de phobie ? Non, bon d’accord, c’était peut-être un peu maladroit de ma part.

“Je n’ai pas vraiment de phobie mais si tu veux autre chose d’ironique, j’en ai aussi. Je suis vétérinaire au cirque. Je n’ai jamais voulu travailler dans un cabinet en ville. J’ai travaillé dans un zoo à Paris, dans une réserve en Afrique mais les cabinets ordinaires non. Je ne supporte pas vraiment de passer mon temps à m’occuper de petits chiens et de petits chats. Ça me saoule rapidement. Je préfère les animaux sauvages. Et pourtant j’ai un petit Yorkshire. Dans le genre ironie de la situation, je suis pas mal aussi.”

Levant un sourcil, je me mets à rire. En effet, la situation est plutôt ironique. Pour quelqu’un qui n’aime pas les petites boules de poils qu’on trouve chez monsieur et madame tout le monde, là, on peut dire qu’il a fait fort. Et d’ailleurs j’aurais bien envie de lui demander pourquoi son choix s’est porté sur chien si petit qu’un Yorkshire s’il préfère les animaux plus mastoques mais j’ai l’impression qu’il ne faut pas, que derrière ce choix se cache quelque chose de plus profond que Luka n’est pas prêt à partager et que je ne suis peut-être pas prête à entendre. Alors, je me contente de sourire après avoir réussit à calmer mon rire et de  boire une énième gorgée de mon chocolat désormais tiède.

Puis vient une des questions les plus récurrentes que l’on peut me poser quand on apprend ma profession. Outre le “pourquoi as-tu autant de tatouage sur le corps” ou encore le “est-ce que tu as eu mal ? “, il y a aussi la fameuse “quel est le tatouage le plus bizarre que tu as eu à faire ?”. Et c’est exactement cette question que Luka vient de me poser. Certes pas tout à fait dans ces termes mais c’est du pareil au même. La curiosité est un vilain défaut Monsieur Sanchez ! Il me faut de longues secondes pour réfléchir à cette question. Il faut dire qu’en quasiment dix ans de tatouage, j’en ai vu passer des motifs. Alors en choisir un en particulier est une tâche plutôt compliqué.

“ Hm, et bien écoute, tu n’es pas le premier à vouloir savoir. C’est une question que l’on me pose souvent d’ailleurs mais je n’ai jamais vraiment réussi à y  répondre. Tu sais, dans quelques mois, ça fera dix ans que je travaille dans le monde du tatouage et crois moi, en une décennie, j’en ai vu passé des choses. Certaines étaient magnifiques, vraiment et j’ai prit un immense plaisir à les tatouer. D’autres étaient totalement stupides et je les ai tout simplement refusé. Je n’aime pas tatouer quelques choses qui n’a pas d’histoire. Bien sûr, je le fais car il faut faire des concession mais quand on vient me voir en me montrant un dessin stupide qu’on veut se faire tatouer pour un pari. C’est un non catégorique” dis-je finalement. Quelques secondes de silence s’installe avant que je ne reprenne me perdant un peu dans mes souvenirs, ravivant ainsi une certaine nostalgie. “Mais si tu veux savoir, Alistair, mon.. petit ami de l’époque, il a accepté de tatouer le pénis d’un type. Le dessin était magnifique. C’était un ara coloré de bleu, jaune et rouge. Vraiment, j’étais admirative de son oeuvre. Ça a prit de nombreuses heures de travail et le client a eu vraiment mal à certain moment mais le rendu était sublime. Cependant, je ne comprendrai jamais pourquoi l’homme avait voulu se faire tatouer à cet endroit. Mystère et boule de gomme” dis-je en haussant les épaules.

Ce souvenir m’arrache un sourire nostalgique mais également un soupire résigné. Cette époque me manque. Alistair aussi me manque énormément et aujourd’hui, je voudrais bien le revoir. Il ne devrait plus tarder à sortir à moins qu’il le soit déjà. Mais quand il est parti en prison, il m’a fait promettre de ne pas chercher à venir le voir, ni à lui écrire. Il voulait que je vive pour moi sans me soucier de lui. Mais encore aujourd’hui, je sais qu’il est là, quelque part dans mon cœur et qu’il n’est pas prêt à s’en aller. Il parait que c’est ça que l’on appelle l’amour.